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soin de calmer mon agitation, en les laissant surveiller Albertine, ankylosait en moi, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l’intelligence, toutes ces inspirations de la volonté qui aident à deviner, à empêcher, ce que va faire une personne ; certes, par nature, le monde des possibles m’a toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle. Cela aide à connaître l’âme, mais on se laisse tromper par les individus. Ma jalousie naissait par des images, pour une souffrance, non d’après une probabilité. Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait y avoir dans la mienne) un jour où on a besoin d’avoir en soi un préfet de police, un diplomate à claires vues, un chef de la sûreté, qui, au lieu de rêver aux possibles que recèle l’étendue jusqu’aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit : « Si l’Allemagne déclare ceci, c’est qu’elle veut faire telle autre chose ; non pas une autre chose dans le vague, mais bien précisément ceci ou cela, qui est même peut-être déjà commencé. » « Si telle personne s’est enfuie, ce n’est pas vers les buts a, b, d, mais vers le but c, et l’endroit où il faut opérer nos recherches est c. » Hélas, cette faculté, qui n’était pas très développée chez moi, je la laissais s’engourdir, perdre ses forces, disparaître, en m’habituant à être calme du moment que d’autres s’occupaient de surveiller pour moi.

Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela m’eût été désagréable de la dire à Albertine. Je lui disais que le médecin m’ordonnait de rester couché. Ce n’était pas vrai. Et cela l’eût-il été que ses prescriptions n’eussent pu m’empêcher d’accompagner mon amie. Je lui demandais la permission de ne pas venir avec elle et Andrée. Je ne dirai qu’une des raisons, qui était une raison de sagesse. Dès que je sortais avec Albertine, pour peu qu’un instant elle fût sans moi, j’étais inquiet : je me figurais que peut--