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que l’après-midi quand, au piano, je savais qu’elle allait revenir du Trocadéro, et que je n’étais pas pressé de la revoir. Mais enfin, comme l’après-midi aussi, je sentais que j’avais une femme et qu’en rentrant je ne connaîtrais pas l’exaltation fortifiante de la solitude. « J’accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l’époque à laquelle vous faites allusion nos amis habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant je préfère à l’hôtel des Ambassadeurs de Venise. » Brichot m’apprit qu’il y avait ce soir, au « Quai Conti » (c’est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu’il s’était transporté là), grand « tra la la » musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu’au temps ancien dont je parlais, le petit noyau était autre et le ton différent, pas seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des farces d’Elstir (ce qu’il appelait de « pures pantalonnades »), comme un jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu déguisé en maître d’hôtel extra et, tout en passant les plats, avait dit des gaillardises à l’oreille de la très prude baronne Putbus, rouge d’effroi et de colère ; puis, disparaissant avant la fin du dîner, avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d’eau, d’où, quand on était sorti de table, il était émergé tout nu en poussant des jurons ; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d’œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d’un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d’honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot, revoyant dans sa pensée le salon d’alors, avec ses grandes fenêtres, ses canapés bas mangés par le soleil de