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et la pesée des âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l’air, annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de « réparations » promises par un « antiquaire » naïf ou gouailleur, et qui, en tous cas fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objets de son art les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se hâtaient d’enfiler dans leur panier les flûtes destinées au « grand déjeuner » et, à leurs crochets, les laitières attachaient vivement les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j’avais de ces petites filles, pouvais-je la croire bien exacte ? N’eût-elle pas été autre si j’avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la boutique ou en fuite ? Pour évaluer la perte que me faisait éprouver la réclusion, c’est-à-dire la richesse que m’offrait la journée, il eût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment, comme une silhouette d’un décor mobile entre les portants, dans le cadre de ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque renseignement qui me permît de la retrouver un jour et pareille, cette fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent, avant de leur rendre la liberté, sous le ventre des oiseaux ou des poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.

Aussi, dis-je à Françoise que, pour une course que j’avais à faire, elle voulût m’envoyer, s’il en venait quelqu’une, telle ou telle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des commissions. J’étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son