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mort que je le croyais, car ce récit me fut pénible. Comme je ne crois pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, je supposai que ma triste impression était due, en partie du moins, à mon amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n’aimais pas, et qui à cette époque, et même un peu plus tard — cela a bien changé depuis — affectaient à mon endroit une attitude méprisante, savaient parfaitement, pendant que j’étais amoureux de Gilberte, que j’étais dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivement si dans mon amour pour Gilberte il n’y avait pas eu une part d’amour-propre, puisque je souffrais tant maintenant de voir que toutes les heures de tendresse qui m’avaient rendu si heureux étaient connues pour une véritable tromperie de mon amie à mes dépens, par des gens que je n’aimais pas. En tous cas, amour ou amour-propre, Gilberte était presque morte en moi, mais pas entièrement, et cet ennui acheva de m’empêcher de me soucier outre mesure d’Albertine, qui tenait une si étroite partie dans mon cœur. Néanmoins, pour en revenir à elle (après une si longue parenthèse) et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de Versailles (peut-on donc avoir ainsi simultanément le cœur pris en écharpe par deux jalousies entre-croisées se rapportant chacune à une personne différente ?) me donnaient une impression un peu désagréable chaque fois qu’en rangeant des papiers mes yeux tombaient sur elles. Et je songeais que, si le mécanicien n’avait pas été un si brave homme, la concordance de son deuxième récit avec les « cartes » d’Albertine n’eût pas signifié grand’chose, car qu’est-ce qu’on vous envoie d’abord de Versailles sinon le Château et les Trianons, à moins que la carte ne soit choisie par quelque raffiné, amoureux d’une certaine statue, ou par quelque imbécile élisant comme vue la station du tramway à chevaux ou la gare des