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dans ces moments-là, sentais Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement, mais moralement. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup que peut-être bien des noms humains, apportés par la mémoire, devaient se jouer. Parfois même, à cette musique la voix humaine s’ajoutait. Albertine prononçait quelques mots. Comme j’aurais voulu en saisir le sens ! Il arrivait que le nom d’une personne dont nous avions parlé, et qui excitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendre malheureux, car le souvenir qu’il y amenait semblait n’être que celui des conversations qu’elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant, un soir où, les yeux fermés, elle s’éveillait à demi, elle dit tendrement en s’adressant à moi : « Andrée. » Je dissimulai mon émotion. « Tu rêves, je ne suis pas Andrée », lui dis-je en riant. Elle sourit aussi : « Mais non, je voulais te demander ce que t’avait dit tantôt Andrée. — J’aurais cru plutôt que tu avais été couchée comme cela près d’elle. — Mais non, jamais », me dit-elle. Seulement, avant de me répondre cela, elle avait un instant caché sa figure dans ses mains. Ses silences n’étaient donc que des voiles, ses tendresses de surface ne faisaient donc que retenir au fond mille souvenirs qui m’eussent déchiré, sa vie était donc pleine de ces faits dont le récit moqueur, la rieuse chronique constituent nos bavardages quotidiens au sujet des autres, des indifférents, mais qui, tant qu’un être reste fourvoyé dans notre cœur, nous semblent un éclaircissement si précieux de sa vie que, pour connaître ce monde sous-jacent, nous donnerions volontiers la nôtre. Alors son sommeil m’apparaissait comme un monde merveilleux et magique où par instant s’élève, du fond de l’élément à peine translucide, l’aveu d’un secret qu’on ne comprendra pas. Mais d’ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvé