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aller chez eux. Elle cherchait seulement à m’empêcher de sortir avec elle, et moi, par l’annonce brusque de ce projet que je ne comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu’elle cachait et à la forcer à avouer que ma présence auprès d’elle demain l’empêcherait de le satisfaire. Elle l’avait fait, en somme, en cessant brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.

« Si vous ne voulez pas venir chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au Trocadéro une superbe représentation à bénéfice. » Elle écouta mon conseil d’y aller d’un air dolent. Je recommençai à être dur avec elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage reflétait une déception, et j’employais à blâmer mon amie les mêmes raisons qui m’avaient été si souvent opposées par mes parents, quand j’étais petit, et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon enfance incomprise. « Non, malgré votre air triste, disais-je à Albertine, je ne peux pas vous plaindre ; je vous plaindrais si vous étiez malade, s’il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu un parent ; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné le gaspillage de fausse sensibilité que vous faites pour rien. D’ailleurs, je n’apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits qu’ils oublient d’emporter la lettre que nous leur avons confiée et d’où notre avenir dépend. »

Ces paroles — une grande partie de ce que nous disons n’étant qu’une récitation, — je les avais toutes entendu prononcer à ma mère, laquelle m’expliquait volontiers qu’il ne fallait pas confondre la véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle admirait beaucoup la langue, malgré l’horreur