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toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons, l’Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique encore, le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n’être pas aimé.

Entre Albertine et moi il y avait souvent l’obstacle d’un silence fait sans doute de griefs qu’elle taisait parce qu’elle les jugeait irréparables. Si douce qu’Albertine fût certains soirs, elle n’avait plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec quand elle me disait : « Ce que vous êtes gentil tout de même ! » et que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d’aucun des griefs qu’elle avait maintenant et qu’elle taisait, parce qu’elle les jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués, mais qui n’en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence significative de ses paroles ou l’intervalle d’un infranchissable silence.

« Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée ? — Pour lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous demain et que j’aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur promets depuis la Raspelière. — Comme vous voudrez. Mais je vous préviens qu’il y a un brouillard atroce ce soir et qu’il y en aura sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que pour moi je préfère que vous veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d’un air préoccupé, je ne sais pas du tout si j’irai chez les Verdurin. Ils m’ont fait tant de gentillesses qu’au fond je devrais… Après vous, c’est encore les gens qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me déplaisent chez eux. Il faut absolument que j’aille au Bon Marché ou aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche, car cette robe est trop noire. »