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maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer d’une souffrance qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu’au point qu’il y a presque sacrilège apparent à constater l’identité de la grâce octroyée !

Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se gênait pas pour faire un peu de bruit, en se baignant, dans son cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d’attendre une heure plus tardive, j’allais dans une salle de bains contiguë à la sienne et qui était agréable. Jadis, un directeur de théâtre dépensait des centaines de mille francs pour consteller de vraies émeraudes le trône où la diva jouait un rôle d’impératrice. Les ballets russes nous ont appris que de simples jeux de lumières prodiguent, dirigés là où il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cette décoration, déjà plus immatérielle, n’est pas si gracieuse pourtant que celle par quoi, à huit heures du matin, le soleil remplace celle que nous avions l’habitude d’y voir quand nous ne nous levions qu’à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains, pour qu’on ne pût nous voir du dehors, n’étaient pas lisses, mais toutes froncées d’un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien, qu’avait caché longtemps l’habitude, me grisait de souvenirs, comme si j’eusse été en pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait même pas la présence d’un oiseau. Car j’entendais Albertine siffler sans trêve :

Les douleurs sont des folles,
Et qui les écoute est encor plus fou.

Je l’aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvais goût musical. Cette chanson, du reste,