Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retirée du visage d’Albertine la confiance qu’elle avait eue si longtemps en moi.

Ce qui est curieux, c’est que, quelques jours avant cette dispute avec Albertine, j’en avais déjà eu une avec elle, mais en présence d’Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais. « Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi », disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que j’adressais à Albertine des reproches que je n’aurais pas dû, elle avait l’air de sucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir un rire tendre. « Viens Titine, avec moi. Tu sais que je suis ta petite sœurette chérie. » Je n’étais pas seulement exaspéré par ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment pour Albertine l’affection qu’elle prétendait. Albertine, qui connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant toujours des haussements d’épaules quand je lui demandais si elle était bien sûre de l’affection d’Andrée, et m’ayant toujours répondu que personne ne l’aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis persuadé que l’affection d’Andrée était vraie. Peut-être dans sa famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l’équivalent dans quelques boutiques de la Place de l’Évêché, où certaines sucreries passent pour « ce qu’il y a de meilleur ». Mais je sais que pour ma part, bien qu’ayant toujours conclu au contraire, j’avais tellement l’impression qu’Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma colère tombait.

La souffrance dans l’amour cesse par instants, mais pour reprendre d’une façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus avoir