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scène qui pourrait s’appeler : « Devant le téléphone », et où naîtrait spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire d’autant plus vrai qu’il sait n’être pas vu. Enfin, Andrée m’entendit : « Vous venez prendre Albertine demain ? » et en prononçant ce nom d’Albertine, je pensais à l’envie que m’avait inspirée Swann quand il m’avait dit, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes : « Venez voir Odette », et que j’avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un prénom qui, aux yeux de tout le monde et d’Odette elle-même, n’avait que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.

Qu’une telle mainmise — résumée en un vocable — sur toute une existence m’avait paru, chaque fois que j’étais amoureux, devoir être douce ! Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu indifférent, ou bien l’habitude n’a pas émoussé la tendresse, mais elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu’en sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la jalousie en souffre et voit plus qu’il ne cache (souvent notre amie refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement pour que nous ne voyions pas qu’elle a mauvaise mine). Combien, souvent, elle reste aveugle à ce que cache la vérité ! Mais elle ne peut rien obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais dire de cette façon-là « Albertine » à Andrée. Et pourtant pour Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n’étais rien. Et je comprenais l’impossibilité où se heurte l’amour.

Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un