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tions. Je ne songeais plus qu’assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les détruire — ou d’y tâcher — jour par jour était sans doute la cause pourquoi il m’était doux d’embrasser ces joues qui n’étaient pas plus belles que bien d’autres ; sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger.



J’avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail ; mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m’éveillais par un temps différent, sous un autre climat. On ne travaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut s’adapter. Or chaque jour était pour moi un pays différent. Ma paresse elle-même, sous les formes nouvelles qu’elle revêtait, comment l’eussé-je reconnue ?

Tantôt, par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rien que la résidence dans la maison, située au milieu d’une pluie égale et continue, avait la glissante douceur, le silence calmant, l’intérêt d’une navigation ; une autre fois, par un jour clair, en restant immobile dans mon lit, c’était laisser tourner les ombres autour de moi comme d’un tronc d’arbre.

D’autres fois encore, aux premières cloches d’un couvent voisin, rares comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le ciel sombre de leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait le vent tiède, j’avais discerné une de ces journées tempétueuses, désordonnées et douces, où les toits, mouillés d’une ondée intermittente que sèchent un souffle ou un rayon, laissent glisser en roucoulant une goutte