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ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme  Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel : c’était toujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de