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pour reproduire cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant, quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donnée de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand’tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand’mère, des fauteuils, offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avait faite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids d’un des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l’usure de l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi qu’un mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma grand’mère les avait achetés