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Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux.

Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’était plaint de ne jamais voir Swann leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand’mère en fredonnant :


« Quel est donc ce mystère
Je n’y puis rien comprendre. »


ou :


« Vision fugitive… »


ou :


« Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir. »


Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? » la figure de l’interlocuteur s’allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant moi ! » — « Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il avait été ainsi pendant quelques