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aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux — entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris — sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de « formation ».

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour de moi dans l’obscurité et — soit en m’orientant par la seule mémoire, soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée — je l’avais reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour — et non plus le reflet d’une dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui — traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux quittait le cadre de la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir ; une courette régnait à l’endroit où il y a un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.