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par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment, c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait pour Mlle  Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.

— Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur ? dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura à l’oreille de Mlle  Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.

— Oh ! tu n’oserais pas.

— Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? dit l’amie avec une brutalité voulue.

Je n’en entendis pas davantage, car Mlle  Vinteuil, d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la fenêtre, mais je savais main-