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moi au plaisir poétique donné par la promenade le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres, et l’étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait :

— Mon dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard.

Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait rentré.

— Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils doivent avoir une faim ! et votre