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par quelque pensée. D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux, Legrandin, qui à cause des fêtes restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :


Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu…


N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide…


Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu…


Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon, « Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.

À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème,