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geâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires.

Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais eussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me semblaient être — impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère — une part véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile : plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors, mais retentissement d’une vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles ; on est déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splen-