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promenades, des conversations, des plaisirs, des relations d’amitié plus agréables que les autres, parce que le désir que nous en avions donne un goût particulier, mais la souffrance a disparu, et avec elle le rêve. Nous le tenons, nous avons vécu pour cela, nous avons tâché de ne pas verser, de ne pas être malade, de ne pas être fatigué, de ne pas être laid. Dieu nous a accordé d’arriver sain et sauf, à l’aise, avec bonne mine, dans la loge la plus en vue, tout a concouru pour nous rendre chic, nous donner de l’esprit. Nous disions  : après, la mort, après, la maladie, après, la laideur, après, l’avanie. Et voilà que nous trouvons le prix de ces choses insuffisant et nous voudrions qu’elles nous soient conservées. Et nous regrettons la bonne mine, le chic, les belles joues, la belle fleur, en nous disant  : pourvu que nous puissions les garder, car cela n’est déjà plus. Et notre consolation est de nous dire  : du moins nous l’avons bien désiré. De sorte que l’inassouvi est de l’essence du désir, mais c’est bien un désir typique le plus complet, un raisonnement le plus parfait  : donc nous avons atteint ce que nous voulions, nous ne laissons pas de l’inassouvi, nous ne vivrons pas en perpétuel raté, nous rabattant du désiré sur du non désirable, qui trompe notre faim. C’est pour cela qu’il faut vivre où le désir est délicieux, aller dans les beaux bals, aller dans les rues, voir passer ce qu’il y a de beau, et intriguer pour le connaître, pour donner à l’âme le sentiment de l’accomplis-