Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/8

Cette page n’a pas encore été corrigée

fenêtre du wagon, je m’efforçais d’extraire des impressions du paysage qui passait devant moi. J’écrivais tout en voyant passer le petit cimetière de campagne, je notais des barres lumineuses de soleil sur les arbres, les fleurs du chemin pareilles à celles du Lys dans la Vallée. Depuis, souvent j’essayais, en repensant à ces arbres rayés de lumière, à ce petit cimetière de campagne, d’évoquer cette journée, j’entends cette journée elle-même, et non son froid fantôme. Jamais je n’y parvenais et je désespérais d’y réussir, quand l’autre jour, en déjeunant, je laissai tomber ma cuiller sur mon assiette. Et il se produisit alors le même son que celui du marteau des aiguilleurs qui frappaient ce jour-là les roues du train, dans les arrêts. À la même minute, l’heure brûlante et aveuglée où ce bruit tintait revécut pour moi, et toute cette journée dans sa poésie, d’où s’exceptaient seulement, acquis pour l’observation voulue et perdue pour la résurrection poétique, le cimetière du village, les arbres rayés de lumière et les fleurs balzaciennes du chemin.

Hélas  ! parfois l’objet, nous le rencontrons, la sensation perdue nous fait tressaillir, mais le temps est trop lointain, nous ne pouvons pas nommer la sensation, l’appeler, elle ne ressuscite pas. En traversant l’autre jour une office, un morceau de toile verte bouchant une partie de vitrage qui était cassée me fit arrêter net, écouter en moi-même. Un rayonnement d’été m’arrivait. Pour-