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en possession de l’omelette et du bifteck aux pommes à un moment où d’habitude il faut les mériter pendant une heure encore. Bien plus le retour de ce samedi était un de ces petits événements qui dans les vies tranquilles absorbent tout l’intérêt, toute la gaîté, au besoin tout le sens d’invention et d’esprit qui surabondent dans ces petites communautés provinciales, où rien ne les réclame jamais. Le samedi était le thème permanent, inépuisable et chéri de conversations, et si quelqu’un de nous avait eu la tête épique, nul doute qu’il ne fût devenu le sujet d’un cycle. Comme les Bretons ne goûtaient jamais tant un chant que s’il rappelait les aventures du roi Arthur, les plaisanteries sur le samedi étaient au fond les seules qui nous amusassent, car elles avaient quelque chose de national et nous aidaient à nous différencier fortement des étrangers, des barbares, c’est-à-dire de tous ceux qui déjeunaient le samedi à la même heure que de coutume. L’étonnement d’une personne, qui, ne sachant pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, était venue pour nous parler le matin et nous avait trouvés à table, était un des thèmes de plaisanteries le plus fréquent. Françoise en riait seule plusieurs jours de suite. Et on savait si bien qu’on ferait rire avec cela et d’un rire si sympathique, où on communierait dans un sentiment de patriotisme si exclusif autour d’une coutume locale, qu’on invitait exprès, on ajoutait à l’étonnement de la