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maîtresse et étouffe sur elle, quand le train repart, le désir des filles du pays qu’il a rencontrées. Mais c’est une abdication, un renoncement à connaître ce que le pays nous donne, à aller au fond de la réalité. Ceux qui cherchent dans la réalité tel ou tel plaisir, peuvent oublier en embrassant leur maîtresse la fille qui leur donnait du café au lait en souriant. Ils peuvent en voyant une autre belle cathédrale assouvir leur désir de voir les tours de la cathédrale d’Amiens. Pour moi la réalité est individuelle, ce n’est pas la jouissance avec une femme que je cherche, c’est telles femmes, ce n’est pas une belle cathédrale, c’est la cathédrale d’Amiens, au lieu où elle est enchaînée, au sol, non pas son équivalent, son double, mais elle, avec la fatigue pour l’atteindre, par le temps qu’il fait, sous le même rayon de soleil qui nous touche, elle et moi. Et souvent deux désirs s’unissent, et c’est pendant deux ans de retourner à Chartres et, après avoir vu le porche, de monter dans la tour avec la fille du sacristain.

Il faisait maintenant grand jour, je voyais à cette terre ces lueurs fantastiques d’or qui indiquent à ceux qui ouvrent leurs fenêtres que le soleil n’est pas levé depuis longtemps, et qui font frémir les grands soleils du jardin, le parc en pente et au loin la Loire immobile, dans cette poussière d’or qu’ils ne reverront plus qu’au coucher, mais qui n’aura plus alors cette beauté d’espérance, qui les fait se hâter de descendre dans le chemin encore silencieux.