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à peine faire comprendre à la personne douée de la meilleure volonté ce que je m’étais cru, avant de prendre la plume, capable de faire. Ce sentiment-là, je l’ai en écrivant, en me relisant, je l’aurai dans une heure  ; mais en ce moment ce n’est pas dans ma pensée que je verse ainsi lentement chaque phrase, c’est dans les mille et mille pensées des lecteurs réveillés, à qui on vient d’apporter Le Figaro.

Dans l’effort que je fais pour être l’un d’eux, je me dépouille des intentions que j’avais, je me fais une pensée nue, qui s’attendait à lire n’importe quoi et que viennent assaillir, charmer, remplir de l’idée de mon talent, me faire préférer sans aucun doute à tous les autres écrivains, cette image charmante, cette idée rare, ce trait d’esprit, cette vue profonde, cette expression éloquente, qui ne cessent pas de se succéder. Au-dessus de tous ces cerveaux qui s’éveillent, l’idée de ma gloire se levant sur chaque esprit m’apparaît plus vermeille que l’aurore innombrable qui rosit à chaque fenêtre. Si un mot me paraît mauvais, oh  ! ils ne s’en apercevront pas  ; et puis ce n’est déjà pas mal comme cela, ils ne sont pas habitués à si bien. Le sentiment de mon impuissance, qui est la tristesse de ma vie, se change, maintenant que je m’appuie à la matière de dix mille admirations que je m’imagine, en un sentiment de force joyeuse. Je sors de mon triste jugement sur moi-même, je vis dans les paroles d’éloge, ma pensée se fait tour à tour à la mesure