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J’ouvris le journal. Tiens, justement un article sur le même sujet que moi  ! Non, mais c’est trop fort, juste les mêmes mots… Je protesterai… mais encore les mêmes mots, ma signature… c’est mon article. Mais pendant une seconde ma pensée entraînée par la vitesse acquise et peut-être déjà un peu y a un article de moi  ; j’écarte exprès les yeux de l’endroit où sont mes phrases, essayant de recréer ce qu’il y a plus de chance d’arriver, et faisant pencher la chance du côté que je crois, comme quelqu’un qui attend laisse de l’intervalle entre les minutes, pour ne pas se laisser aller à compter trop vite. Je sens sur ma figure la moue de mon indifférence de lecteur non averti, puis mes yeux tombent sur mon article, au milieu, et je commence. Chaque mot m’apporte l’image que j’avais l’intention d’évoquer. À chaque phrase, dès le premier mot se dessine d’avance l’idée que je voulais exprimer  ; mais ma phrase me l’apporte plus nombreuse, plus détaillée, enrichie, car auteur, je suis cependant lecteur, en simple état de réceptivité et l’état où j’étais en écrivant était plus fécond, et à la même idée qui se recrée en moi en ce moment, j’ai ajouté alors des prolongements symétriques, auxquels je ne pensais pas à l’instant en commençant la phrase, et qui m’émerveillent par leur ingéniosité. Réellement, il me paraît impossible que les dix mille personnes qui lisent en ce moment l’article ne ressentent pas pour moi l’admiration que j’éprouve en ce moment pour moi-même. Et leur admiration bouche les petites fissures qu’il y a dans la mienne. Si je mettais mon article face à face de ce que j’aurais voulu faire, comme hélas cela m’arrivera plus tard, il est probable que je lui trouverais un bégaiement d’aphasique en face d’une phrase délicieuse et suivie, pouvant