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– et, à partir du moment où j’ai été malade et où il a fallu renoncer à mon bien, a été mon plaisir et ma consolation – il était assez facile, avec cette clef que j’ai possédée dès le premier jour, de deviner ses intentions dans ses gestes, et de m’apercevoir au bout de ses intentions. Quand je vis, après qu’elle m’eut dit bonjour, son visage prendre un air de distraction, d’indifférence, tandis qu’elle posait négligemment Le Figaro près de moi – mais si près que je ne pouvais pas faire un mouvement sans le voir – quand je la vis, aussitôt cela fait, sortir précipitamment de la chambre, comme un anarchiste qui a posé une bombe, et repousser dans le couloir avec une violence inaccoutumée ma vieille bonne, qui entrait précisément à ce moment-là, et qui ne comprit pas ce qui allait se passer de prodigieux dans la chambre et à quoi elle ne devait pas assister, je compris immédiatement ce que Maman avait voulu me cacher, à savoir que l’article avait paru, qu’elle ne m’en avait rien dit pour ne pas déflorer ma surprise, et qu’elle ne voulait pas que personne fût là qui pourrait troubler ma joie par sa présence, seulement m’obliger par respect humain à dissimuler. Maman n’a jamais déposé ainsi le courrier d’un air négligent près de moi, sans qu’il y eût soit un article de moi ou sur moi, ou sur quelqu’un que j’aime, soit une page de Jammes ou de Boylesve, qui sont pour moi un enchantement, soit une lettre d’une écriture aimée.