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moment-là a disparu. Nous le revoyons comme le portrait de quelqu’un que nous n’avons jamais connu depuis, et avec lequel certes notre ami X… n’a aucun rapport. Visages de ceux que nous avons connus depuis, vous vous êtes éclipsés alors. Toute notre vie se passe à laisser s’effacer à l’aide de l’habitude ces grandes peintures d’inconnus que la première impression nous avait données. Et dans les moments où nous avons la force de défaire tous les maladroits repeints qui couvrent la physionomie première, nous voyons apparaître le visage de ceux que nous ne connaissions pas encore alors, le visage que la première impression avait gravé, et nous sentons que nous ne les avons jamais connus… Ami intelligent, c’est-à-dire comme tout le monde, avec qui je cause tous les jours, qu’avez-vous du jeune homme rapide, aux yeux trop pleins qui débordaient des orbites, que je voyais passer rapidement dans les couloirs du théâtre, comme un héros de Burne-Jones ou un ange de Mantegna  ?

D’ailleurs même dans l’amour, le visage de la femme change pour nous si vite. Un visage qui nous plaît, c’est un visage que nous avons créé avec tel regard, telle partie de la joue, telle indication du nez, c’est une des mille personnes, qu’on pouvait faire jaillir d’une personne. Et bien vite c’est un autre visage qui sera pour nous la personne. [Tantôt c’est sa] pâleur bistrée, et ses