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notre personne. Un nouveau visage qui a passé, c’est comme le charme d’un nouveau pays qui s’est révélé à nous par un livre. Nous lisons son nom, le train va partir. Qu’importe si nous ne partons pas, nous savons qu’il existe, nous avons une raison de plus de vivre. Ainsi, je regardais par la fenêtre pour voir que la réalité, la possibilité de la vie que je sentais en chaque heure près de moi contenaient d’innombrables possibilités de bonheurs différents. Une jolie fille de plus me garantissait la réalité, la multiformité du bonheur. Hélas  ! nous ne connaîtrons pas tous les bonheurs, celui qu’il y aurait à suivre la gaîté de cette fillette blonde, à être connu des yeux graves de ce dur visage sombre, à pouvoir tenir sur ses genoux ce corps élancé, à connaître les commandements et la loi de ce nez busqué, de ces yeux durs, de ce grand front blanc. Du moins nous donnent-ils de nouvelles raisons de vivre…

Parfois l’odeur fétide d’une automobile entrait par la fenêtre, cette odeur que trouvent nous gâter la campagne de nouveaux penseurs qui croient que les joies de l’âme humaine seraient différentes si on voulait, etc., qui croient que l’originalité est dans le fait et non dans l’impression. Mais le fait est si immédiatement transformé par l’impression que cette odeur de l’automobile entrait dans ma chambre tout simplement comme la plus enivrante des odeurs de la campagne en été, celle qui résumait sa beauté et la joie aussi