Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/39

Cette page n’a pas encore été corrigée

chera demain à s’allier avec elle, aujourd’hui a encore contre elle le préjugé bourgeois, mais déjà souffre que son nom roturier ne laisse pas deviner qu’elles rencontrent en visite une duchesse, et que la profession d’agent de change ou de notaire de leur père puisse laisser supposer qu’il mène la même vie que la plupart de ses collègues dont ils ne veulent pas voir les filles. Milieu où il est difficile de pénétrer parce que déjà les collègues du père en sont exclus, et que les nobles seraient obligés de trop s’abaisser pour vous y faire entrer  ; affinées par plusieurs générations de luxe et de sport, que de fois, dans le moment même où je m’enchantais de leur beauté, elles m’ont fait sentir dans un seul regard toute la distance vraiment infranchissable qu’il y avait entre elles et moi, et d’autant plus inaccessible pour moi que les nobles que je connais ne les connaissaient pas et ne pourraient pas me présenter à elles.

J’aperçois un de ces êtres qui nous dit par son visage particulier la possibilité d’un bonheur nouveau. La beauté, en étant particulière, multiplie les possibilités de bonheur. Chaque être est comme un idéal encore inconnu qui s’ouvre à nous. Et de voir passer un visage désirable que nous ne connaissions pas nous ouvre de nouvelles vies que nous désirons vivre. Ils disparaissent au coin de la rue, mais nous espérons les revoir, nous restons avec l’idée qu’il y a bien plus de vies que nous ne pensions à vivre, et cela donne plus de valeur à