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elle est une invitation à un bonheur qu’elle seule peut réaliser.

Qu’ils sont délicieux et douloureux, ces bals où se mêlent devant nous non pas seulement les jolies jeunes filles à la peau embaumée, mais les files insaisissables, invisibles, de toutes ces vies inconnues de chacune d’elles où nous voudrions pénétrer  ! Parfois l’une, du silence d’un regard de désir et de regret, nous entrouvre sa vie, mais nous ne pouvons pas y entrer autrement que par le désir. Et le désir seul est aveugle, et désirer une jeune fille dont on ne sait même pas le nom, c’est se promener les yeux bandés dans un lieu dont on sait que ce serait le paradis de pouvoir y revenir et que rien ne nous fera reconnaître…

Mais elle, combien nous en reste inconnu  ! Nous voudrions savoir son nom qui du moins pourrait nous permettre de la retrouver, et qui peut-être est tel qu’elle mépriserait le nôtre, les parents dont les ordres et les habitudes sont ses obligations et ses habitudes, la maison qu’elle habite, les rues qu’elle traverse, les amis qu’elle rencontre, ceux qui, plus heureux, viennent la voir, la campagne où elle ira l’été et qui l’éloignera plus encore de nous, ses goûts, ses pensées, tout ce qui certifie son identité, constitue sa vie, frappe ses regards, contient sa présence, emplit sa pensée, reçoit son corps.

Parfois, j’allais jusqu’à la fenêtre, je soulevais