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qu’on ait atteint les régions de la vie spirituelle où l’œuvre d’art peut se créer. Or, quand nous verrons un écrivain à chaque page, à chaque situation où se trouve son personnage, ne jamais l’approfondir, ne pas le repenser sur lui-même, mais se servir des expressions toutes faites, que ce qui en nous vient des autres – et des plus mauvais autres – nous suggère quand nous voulons parler d’une chose, si nous ne descendons pas dans ce calme profond où la pensée choisit les mots où elle se reflétera tout entière  ; un écrivain qui ne voit pas sa propre pensée, alors invisible à lui, mais se contente de la grossière apparence qui la masque à chacun de nous à tout moment de notre vie, dont le vulgaire se contente dans une perpétuelle ignorance, et que l’écrivain écarte, cherchant à voir ce qu’il y a au fond  ; quand par le choix ou plutôt l’absence absolue du choix de ses mots, de ses phrases, la banalité rebattue de toutes ses images, l’absence d’approfondissement d’aucune situation, nous sentirons qu’un tel livre, même si à chaque page il flétrit l’art maniéré, l’art immoral, l’art matérialiste, est lui-même bien plus matérialiste, car il ne descend même pas dans la région spirituelle d’où sont sorties des pages ne faisant que décrire des choses matérielles peut-être, mais avec ce talent qui est la preuve indéniable qu’elles viennent de l’esprit. Il aura beau nous dire que l’autre art n’est pas de l’art populaire, mais de l’art pour quelques-uns, nous penserons, nous, que c’est