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n’avais jamais connu que le nom, qui me semblaient ne devoir se trouver que sur une carte du Rêve. Le pays changeait, il fallait monter, descendre, gravir des coteaux et parfois, au moment de descendre dans le mystère d’une vallée profonde, tapissée par le clair de lune, nous nous arrêtions un instant, ma compagne et moi, avant de descendre dans ce calice d’opale. La dame indifférente avait un de ces mots par qui je m’apercevais tout d’un coup placé à mon insu dans sa vie à elle, où je n’aurais pas cru que je fusse entré pour toujours, et d’où, le lendemain du jour où je quittais le château, elle m’aurait déjà fait sortir.

Ainsi mon côté dresse autour de lui les chambres après les chambres, celles d’hiver où on aime à être séparé du dehors, où on entretient du feu toute la nuit, ou maintient attaché autour de ses épaules un manteau sombre et fumeux d’air chaud, traversé de lueurs, celles d’été où on aime être uni à la douceur de la nature, où on dort, une chambre où je couchais à Bruxelles et dont la forme était si riante, si vaste et pourtant si close qu’on se sentait caché comme dans un nid et libre comme dans un monde.

Toute cette évocation n’a pas duré plus de quelques secondes. Encore un instant je me sens dans un lit étroit entre d’autres lits dans la chambre. Le réveil n’est pas encore sonné et il faudra se lever vite pour avoir le temps d’aller boire un verre de café au lait à la cantine avant de partir dans la campagne, en marche, musique en tête.