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mière fois : c’est que je venais d’entendre le hoquet du calorifère à eau qu’on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation que Françoise apporta de Mme  Verdurin ; combien l’impression que j’avais eue, en allant dîner pour la première fois à la Raspelière, que la mort ne frappe pas tous les êtres au même âge s’imposait à moi avec plus de force maintenant qu’Albertine était morte, si jeune, et que Brichot continuait à dîner chez Mme  Verdurin qui recevait toujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d’années encore. Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m’avait reconduit, où j’avais vu d’en bas la lumière de la lampe d’Albertine. J’y avais déjà repensé d’autres fois, mais je n’avais pas abordé le souvenir par le même côté. Alors, en pensant au vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d’en bas la chambre d’Albertine d’où la lumière s’était éteinte à jamais, je compris combien ce soir où, en quittant Brichot, j’avais cru éprouver de l’ennui, du regret de ne pouvoir aller me promener et faire l’amour ailleurs, je compris combien je m’étais trompé, et que c’était seulement parce que le trésor dont les reflets venaient d’en haut jusqu’à moi, je m’en croyais la possession entièrement assurée, que j’avais négligé d’en calculer la valeur, ce qui faisait qu’il me paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu’ils fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j’évaluais. Je compris combien cette lumière qui me semblait venir d’une prison contenait pour moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n’était que la réalisation de ce qui m’avait un instant enivré, puis paru à jamais impossible : je comprenais que cette vie que j’avais menée à Paris dans un chez moi qui était son chez elle, c’était justement la réalisation de cette paix profonde que j’avais rêvée le soir où Albertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec. La conversation que j’avais eue avec Albertine en rentrant du