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toujours si persévéramment recherchés à l’exclusion de tout le reste ; les moindres incidents que je me rappelais, un mouvement qu’elle avait fait en voiture auprès de moi, ou pour s’asseoir en face de moi dans sa chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche en proche la gagnait tout entière.

Cette chambre où nous dînions ne m’avait jamais paru jolie, je disais seulement qu’elle l’était à Albertine pour que mon amie fût contente d’y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient cessé de m’être indifférents. L’art n’est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes ; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même je n’avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions fait ensemble au retour du Bois, avant que j’allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel[sic] je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de l’amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n’est pas perdue au milieu d’elles qu’on peut s’en rendre compte. Ce n’est pas d’en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c’est quand on s’est éloigné que des pentes d’un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme plus au ras de terre qu’un amas confus, qu’on peut, dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d’une cathédrale. Je tâchais d’embrasser l’image d’Albertine à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et justes qu’elle avait dites ce soir-là.

Un matin je crus voir la forme oblongue d’une colline dans le brouillard, sentir la chaleur d’une tasse de chocolat, pendant que m’étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l’après-midi où Albertine était venue me voir et où je l’avais embrassée pour la pre-