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d’après-midi de juin aux soirs d’hiver, des clairs de lune sur la mer à l’aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore l’idée particulière que je me faisais successivement d’Albertine, de l’aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s’en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu’elle avait pu m’y causer par l’attente, du désir que j’avais à tel moment pour elle, d’espoirs formés, puis perdus ; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune des années solaires que j’avais vécues — et qui, rien qu’avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d’elle — en la doublant d’une sorte d’année sentimentale où les heures n’étaient pas définies par la position du soleil, mais par l’attente d’un rendez-vous ; où la longueur des jours, où les progrès de la température, étaient mesurés par l’essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu’elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu’elle m’avait adressées pendant une absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces changements de temps, ces jours différents, s’ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n’était pas seulement par l’évocation des moments semblables. Mais l’on se rappelle que toujours, avant même que j’aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d’autres désirs parce qu’il avait d’autres perceptions et qui, de n’avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son sommeil entrebâillé, s’éveillait en partance pour