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qui, comme d’autres sont salutaires au corps, font du bien à l’âme. Puis ç’avait été, une demi-heure après, l’arrivée d’Albertine, puis la promenade avec Albertine arrivée, promenade que j’avais crue ennuyeuse parce qu’elle était pour moi accompagnée de certitude, mais, à cause de cette certitude même, qui avait, à partir du moment où Françoise m’avait téléphoné qu’elle la ramenait, coulé un calme d’or dans les heures qui avaient suivi, en avait fait comme une deuxième journée bien différente de la première, parce qu’elle avait un tout autre dessous moral, un dessous moral qui en faisait une journée originale, qui venait s’ajouter à la variété de celles que j’avais connues jusque-là, journée que je n’eusse jamais pu imaginer — comme nous ne pourrions imaginer le repos d’un jour d’été si de tels jours n’existaient pas dans la série de ceux que nous avons vécus, — journée dont je ne pouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calme s’ajoutait maintenant une souffrance que je n’avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard, quand je traversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels j’avais passé avant d’aimer tant Albertine, quand mon cœur cicatrisé put se séparer sans souffrance d’Albertine morte, alors je pus me rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro ; je me rappelai avec plaisir ce jour comme appartenant à une saison morale que je n’avais pas connue jusqu’alors ; je me le rappelai enfin exactement sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d’été qu’on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sans alliage d’or fin et d’indestructible azur.

De sorte que ces quelques années n’imposaient pas seulement au souvenir d’Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins