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filles ne connaissaient pas, et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément, si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l’une d’entre elles eût eu l’audace de le figurer.

Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées, le soir où j’avais vendu les potiches : c’était Léa habillée en homme. Gilberte savait qu’elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer nos plaisirs ou nos douleurs.

Ce qu’il y avait eu de réel sous l’apparence d’alors m’était devenu tout à fait égal. Et pourtant, combien de jours et de nuits n’avais-je pas souffert à me demander qui c’était, n’avais-je pas dû, en y pensant, réprimer les battements de mon cœur plus encore peut-être que pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dans ce même Combray. On dit, et c’est ce qui explique l’affaiblissement progressif de certaines affections nerveuses, que notre système nerveux vieillit. Cela n’est pas vrai seulement pour notre moi permanent, qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie, mais pour tous nos moi successifs qui, en somme, le composent en partie.

Aussi me fallait-il, à tant d’années de distance, faire subir une retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me rendit assez heureux en me montrant que l’abîme infranchissable que j’avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l’abîme de Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série d’années au fond de laquelle il me fallut l’accomplir. J’eus un sursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville. Pourtant j’étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et