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paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du silence, de la simplicité, de la sobriété dans l’expression des sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la tendresse dont j’étais rempli par l’air délicieux, la brise qu’on respirait, je lui dis : « Vous parliez l’autre jour du raidillon, comme je vous aimais alors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? je ne m’en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et même deux fois je me suis jetée à votre tête. — Quand donc ? — La première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille, je rentrais, je n’avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortir seule, dès que je pouvais m’échapper j’y courais. Je ne peux pas vous dire comme j’aurais voulu vous y voir venir ; je me rappelle très bien que, n’ayant qu’une minute pour vous faire comprendre ce que je désirais, au risque d’être vue par vos parents et les miens je vous l’ai indiqué d’une façon tellement crue que j’en ai honte maintenant. Mais vous m’avez regardée d’une façon si méchante que j’ai compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte — la vraie Albertine — c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre sur la plage. Et c’était moi qui, n’ayant pas su le comprendre, ne