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chemin de halage. Non pas que je relevasse des inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais. Mais, séparé des lieux qu’il m’arrivait de retraverser par toute une vie différente, il n’y avait pas entre eux et moi cette contiguïté d’où naît, avant même qu’on s’en soit aperçu, l’immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien, sans doute, quelle était sa nature, je m’attristais de penser que ma faculté de sentir et d’imaginer avait dû diminuer pour que je n’éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte elle-même, qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement. « Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre ce petit raidillon que vous montiez autrefois ? » Et elle-même avait tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu’elle ne l’était plus du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il fallait gravir des coteaux, puis des pentes s’abaissaient. Nous causions, très agréablement pour moi — non sans difficulté pourtant. En tant d’êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles (c’étaient, chez elle, le caractère de son père, le caractère de sa mère) ; on traverse l’une, puis l’autre. Mais le lendemain l’ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. Gilberte était comme ces pays avec qui on n’ose pas faire d’alliance parce qu’ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c’est un tort. La mémoire de l’être le plus successif établit chez lui une sorte d’identité et fait qu’il ne voudrait pas manquer à des promesses qu’il se rappelle, même s’il ne les eût pas contresignées. Quant à l’intelligence elle était, chez Gilberte, avec quelques absurdités de sa mère, très vive. Je me rappelle que dans ces conversations que nous avions en nous promenant elle me dit des choses qui plusieurs fois m’éton-