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loin pour que le point où s’arrêtent les regards de l’amant, point où il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin du point où les autres le voient qu’est loin le soleil véritable de l’endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans le ciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à l’amant les pires métamorphoses de l’être aimé, le visage a eu le temps de vieillir et de changer. De sorte que si le visage que l’amant a vu la première fois est fort loin de celui qu’il voit depuis qu’il aime et souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui que peut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu’aurait-ce été si, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille, Robert avait vu la photographie d’une vieille maîtresse ?). Et même, nous n’avons pas besoin de voir pour la première fois celle qui a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nous la connaissions comme mon grand-oncle connaissait Odette. Alors la différence d’optique s’étend non seulement à l’aspect physique, mais au caractère, à l’importance individuelle. Il y a beaucoup de chances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l’aime ait toujours été bonne fille avec quelqu’un qui ne se souciait pas d’elle, comme Odette, si cruelle pour Swann, avait été la prévenante « dame en rose » de mon grand-oncle, ou bien que l’être dont chaque décision est supputée d’avance, avec autant de crainte que celle d’une Divinité, par celui qui l’aime, apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse de faire tout ce qu’on veut, aux yeux de celui qui ne l’aime pas, comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle que cette « Rachel Quand du Seigneur » qu’on m’avait tant de fois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l’avais vue avec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu’on pût être torturé de ne pas savoir ce qu’une telle femme avait fait, de ne pas savoir ce