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ses yeux étaient revenus sur Gilberte qui n’avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d’un temps bien plus ancien, celui où j’avais fait la connaissance de Saint-Loup par Mme  de Villeparisis, en ce même Balbec. « Mais oui, Monsieur, me dit-il, c’est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s’enferma avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de Madame la grand’mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez, Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se rappelle sans doute que M. le marquis s’en alla en prétextant une crise de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m’ôtera pas de l’idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu’il avait besoin d’éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là, du moins, je sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout au tout. Je me rappelais trop l’état dans lequel était Robert, la gifle qu’il avait donnée au journaliste. Et d’ailleurs, pour Balbec, c’était de même : ou le liftier avait menti, ou c’était Aimé qui mentait. Du moins je le crus ; une certitude, je ne pouvais l’avoir, car on ne voit jamais qu’un côté des choses. Si cela ne m’eût pas fait tant de peine, j’eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de lui faire porter une lettre et d’avoir sa réponse, pour lui cela avait été le moyen de faire la connaissance de quelqu’un qui lui avait plu. Les choses, en effet, sont pour le moins doubles. Sur l’acte le plus insignifiant que nous accomplissons un