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A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté, salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d’objet. De plus, les gens dont le cœur n’est pas directement en cause, jugeant toujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre de choisir ce qu’on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux que l’amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux que la « sottise » que fait un homme en épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est, en général, le seul acte poétique qu’il accomplisse au cours de son existence.

Je compris qu’une séparation avait failli se produire entre Robert et sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encore de quoi il s’agissait) et que c’était Mme de Marsantes, mère aimante, ambitieuse et philosophe qui avait arrangé, imposé la réconciliation. Elle faisait partie de ces milieux où le mélange des sangs qui vont se recroisant sans cesse et l’appauvrissement des patrimoines font refleurir à tout moment dans le domaine des passions, comme dans celui des intérêts, les vices et les compromissions héréditaires. Avec la même énergie qu’elle avait autrefois protégé Mme Swann, elle avait aidé le mariage de la fille de Jupien et fait celui de son propre fils avec Gilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignation douloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisait profiter tout le faubourg. Et peut-être n’avait-elle à un certain moment bâclé le mariage de Robert avec Gilberte — ce qui lui avait certainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de le faire rompre avec