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maintenant qu’on le savait reçu, il n’éprouvait plus de plaisir à être invité, c’est que des deux vices qui se l’étaient longtemps disputé, le moins naturel, le snobisme, cédait la place à un autre moins factice, puisqu’il marquait du moins une sorte de retour, même détourné, vers la nature. Sans doute ils ne sont pas incompatibles, et l’exploration d’un faubourg peut se pratiquer en quittant le raout d’une duchesse. Mais le refroidissement de l’âge détournait Legrandin de cumuler tant de plaisirs, de sortir autrement qu’à bon escient, et aussi rendait pour lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout en amitiés, en causeries qui prennent du temps, et lui faisaient passer presque tout le sien dans le peuple, lui en laissant peu pour la vie de société. Mme de Cambremer elle-même devint assez indifférente à l’amabilité de la duchesse de Guermantes. Celle-ci, obligée de fréquenter la marquise, s’était aperçue, comme il arrive chaque fois qu’on vit davantage avec des êtres humains, c’est-à-dire mêlés de qualités qu’on finit par découvrir et de défauts auxquels on finit par s’habituer, que Mme de Cambremer était une femme douée d’une intelligence et pourvue d’une culture que, pour ma part, j’appréciais peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse. Elle vint donc souvent, à la tombée du jour, voir Mme de Cambremer et lui faire de longues visites. Mais le charme merveilleux que celle-ci se figurait exister chez la duchesse de Guermantes s’évanouit dès qu’elle s’en vit recherchée, et elle la recevait plutôt par politesse que par plaisir. Un changement plus frappant se manifesta chez Gilberte, à la fois symétrique et différent de celui qui s’était produit chez Swann marié. Certes, les premiers mois Gilberte avait été heureuse de recevoir chez elle la société la plus choisie. Ce n’est sans doute qu’à cause de l’héritage qu’on invitait les amies intimes auxquelles tenait sa mère, mais à certains jours seulement où il n’y avait qu’elles, enfermées