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sur certains des personnages qui ont figuré jusqu’ici dans ce récit des effets assez remarquables. D’abord sur Legrandin ; inutile de dire qu’il entra en ouragan dans l’hôtel de M. de Charlus, absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut pas être vu, et aussi tout à la fois pour montrer sa bravoure et cacher son âge — car nos habitudes nous suivent même là où elles ne nous servent plus à rien — et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréter ; ce sourire était pareil en apparence, et au fond était exactement l’inverse, de celui que deux hommes qui ont l’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu’ils trouvent un mauvais lieu (par exemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l’apercevant le regard d’ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivait obscurément depuis bien longtemps — et dès le temps où j’allais tout enfant passer à Combray mes vacances — des relations aristocratiques, productives tout au plus d’une invitation isolée à une villégiature inféconde. Tout à coup, le mariage de son neveu étant venu rejoindre entre eux ces tronçons lointains, Legrandin eut une situation mondaine à laquelle rétroactivement ses relations anciennes avec des gens qui ne l’avaient fréquenté que dans le particulier, mais intimement, donnèrent une sorte de solidité. Des dames à qui on croyait le présenter racontaient que depuis vingt ans il passait quinze jours à la campagne chez elles, et que c’était lui qui leur avait donné le beau baromètre ancien du petit salon. Il avait par hasard été pris dans des « groupes » où figuraient des ducs qui lui étaient apparentés. Or dès qu’il eut cette situation mondaine il cessa d’en profiter. Ce n’est pas seulement parce que,