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dû penser qu’il avait eu beaucoup à faire et que, d’ailleurs, dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d’un coup, fréquemment pour se substituer à une combinaison différente qui a échoué — inopinément — comme un précipité chimique. Et la tristesse, morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me causèrent par la brusquerie, par l’accident de leur choc, ces deux mariages fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m’en faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce qu’elle fut au moment même, un double, triple, et même quadruple pressentiment.

Les gens du monde qui n’avaient fait aucune attention à Gilberte me dirent d’un air gravement intéressé : « Ah ! c’est elle qui épouse le marquis de Saint-Loup ? » et jetaient sur elle le regard attentif des gens non seulement friands des événements de la vie parisienne, mais aussi qui cherchent à s’instruire et croient à la profondeur de leur regard. Ceux qui n’avaient, au contraire, connu que Gilberte regardèrent Saint-Loup avec une extrême attention, me demandèrent (souvent des gens qui me connaissaient à peine) de les présenter et revenaient de la présentation au fiancé parés des joies de la fatuité en me disant : « Il est très bien de sa personne. » Gilberte était convaincue que le nom de marquis de Saint-Loup était plus grand mille fois que celui de duc d’Orléans.

« Il paraît que c’est la princesse de Parme qui a fait le mariage du petit Cambremer », me dit maman. Et c’était vrai. La princesse de Parme connaissait depuis longtemps, par les œuvres, d’une part Legrandin qu’elle trouvait un homme distingué, de l’autre Mme  de Cambremer qui changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle était bien la sœur de Legrandin. La princesse savait le regret qu’avait Mme  de Cambremer d’être restée à la porte de la haute société aristocratique, où personne ne la