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à temps pour retrouver ma mère rouge d’émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu’à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés, regagner — elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie — l’une sa plaine, l’autre sa colline.

Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres qu’elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y prendre celle que le concierge de l’hôtel m’avait remise. Ma mère craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m’occuper pendant les dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu’elle avait achetés sans me le dire. Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu’elle se décida à lire la première des deux lettres. Je regardai d’abord ma mère, qui la lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et qu’elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j’avais reconnu l’écriture de Gilberte sur l’enveloppe que je venais de prendre dans mon portefeuille. Je l’ouvris. Gilberte m’annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu’elle m’avait télégraphié à ce sujet à Venise et n’avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m’avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n’avais jamais eu sa dépêche. Peut-être ne voudrait-elle pas le croire. Tout d’un coup, je sentis dans mon cerveau un fait, qui y était installé à l’état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j’avais reçue derniè-