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contracté, je n’étais plus qu’un cœur qui battait et qu’une attention suivant anxieusement le développement de « sole mio ». J’avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m’apparaissait, avec la médiocrité de l’évidence, comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l’idée que j’avais de lui qu’un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu’en son essence il n’est pas Hamlet. Tels les palais, le canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l’idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblait lointain. Dans le bassin de l’arsenal, à cause d’un élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularité des choses qui, même semblables en apparence à celles de notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d’autres cieux ; je sentais que cet horizon si voisin, que j’aurais pu atteindre en une heure, c’était une courbure de la terre tout autre que celle des mers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l’artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que ce bassin de l’arsenal, à la fois insignifiant et lointain, me remplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvé tout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet, dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avec d’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m’étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’était pas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour moi, où j’allais rester seul, ne me