Page:Proust - Albertine disparue.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent les plus beaux jours quand, sans qu’on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs pour un moment, l’azur, plus doux encore, s’assombrit. Dans ce ciel, sur la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou au moins enfantine, qu’ils semblaient des volatiles d’une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques, et qui ne manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux, et, comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s’élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété d’oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s’exerçant au vol plané qu’aux anges de l’art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.



Quand j’appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme  Putbus, et par conséquent sa femme de chambre, venaient d’arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; l’air qu’elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au sérieux réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien