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nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l’immortalité.

Après le déjeuner, quand je n’allais pas errer seul dans Venise, je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m’attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche, dans l’obscurité conservée par les volets clos, ici, du haut en bas de l’escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de la Renaissance s’il était dressé dans un palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant d’air, l’ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l’illumination, la miroitante instabilité du flot.

Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.

Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s’il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d’une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette