Page:Proust - Albertine disparue.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde des Guermantes, où on n’attachait aucune importance à la fortune et où la pauvreté était considérée comme aussi désagréable, mais nullement plus diminuante et n’affectant pas plus la situation sociale, qu’une maladie d’estomac. Sans doute se figurait-on au contraire, à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de l’argent, tandis que si j’avais été ruiné ils eussent été les premiers à m’offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine relative, j’en étais d’autant plus ennuyé que mes curiosités vénitiennes s’étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie, à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma mère et moi, j’étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d’elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c’était un vrai Titien à acquérir avant de s’en aller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu’elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul ? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, une phrase où il disait : « Je soignerai vos reports » me rappela une expression presque aussi hypocritement professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à Aimé d’Albertine : « C’est moi qui la soignais », avait-elle dit, et ces mots, qui ne m’étaient jamais revenus à l’esprit, firent jouer comme un Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d’un instant ils se refermèrent sur l’emmurée — que je n’étais pas coupable de ne pas vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la rappeler, et que les êtres n’existent pour nous que par l’idée que nous avons d’eux — que m’avait un instant rendue si touchante le délaissement, que pourtant elle ignorait,